439

Sa poupée polonaise tournoyait au bout de ses bras comme au cœur d'un film préféré. L'économie de marché la lui avait pour ainsi dire envoyée, avec ses yeux lointains dont il croyait à chaque tour qu'ils ne fuyaient que pour lui.

*
Lorsqu'elle n'est pas dérisoire, une vie est pathétique.
Il l’emmènerait dans un de ces hôtels au hall tronqué.
Rapport entre les formes et les muscles.
L'étreinte ne serait pas gratuite ni le travail ingrat.


Un conte à double entrée et issue unique, ici

438

La vie c'était donc cela
Ce sang noir qui coulait en lui
Et qui s'en va entre ses doigts.
Profiter du regard qui se voile
Dans les yeux de l'assassiné.
Il n'a pas eu le temps de la douleur
Avant de sentir ses forces
L'abandonner

*
Drôle d'idée d'avoir entouré ce système performant et parfait
d'une peau qui ne résiste pas au couteau. Cri d'une mouette au loin. On ne sait s'il l'entend encore ou si elle vole toujours.

437

Le hêtre maître m'accueille au cœur de ses douze troncs, la haut, à Bellize.
Je m'adosse à l'un deux et lève la tête vers leur saillie, leurs entrelacs, leurs ramures faîtières d'une finesse extrême. Mes pensées s'élèvent avec lenteur et sérénité au cœur des troncs, comme une sève d'hiver plusieurs fois centenaire,
jusqu'à tout là haut
puis s'envolent dans le blanc et bleu du ciel d'hiver
traduites en oiseau
survoler les clairières

*
Je suis cet oiseau là sur la branche que porte l’ombre du soleil et de l’arbre où peut être tu t’es lié au tronc pour lire ceci sous le gui.



A l'initiative de la revue Verso, Samantha Barendson, Henri Clerc, Bernard Deglet et Patrick Dubost lisent leurs textes ce 16 décembre à 19 heures, 10 rue Bourgelat à Lyon.

436

Pour vivre l'instant, le présent ne suffit pas.

*
Prendre le pouls d'une morte : elle n'est plus là. Le temps, désormais, c'est nous.



[Patrick Dubost publie )dans la neige(, éditions la rumeur libre]

435

Si la terre était ronde, y-aurait-il des mondes parallèles ?

*
Si l’on supprimait maintenant
Les paradis fiscaux
Que ferais-je de l’argent
De mes impôts ?

434

Il est descendu une dernière fois de sa cabane dans l'arbre,
Sa petite main (on dit : menotte) m'empoigne,
Il me range dans le coffre à jouets
Avant d'aller grandir sans moi.

*

L'enfant qui n'est plus dans l'arbre y est maintenant pour toujours. Cela me fait penser à cet endroit perdu et connu des poètes, près de Saint Guénolé, où l'océan rejette parfois ses noyés comme si c'était la famille du préfet emportée il y a un siècle par une lame de fond, préfet qu'on aurait sinon à jamais oublié et dont on n'a -coincées dans les rochers- retrouvé que les clés.

433

A la fenêtre une barque
Le fleuve comme si c'était le ciel
Un oiseau qu'on ne voit pas s'envole comme une plume d'écume arrachée à la vague par un souffle invisible
Balancement du grand arbre, silhouette de femme qui s'éloigne.
Je reste derrière la vitre froide
La buée de mon souffle efface lentement tout cela et
Sans refléter mon image
Me renvoie à moi.

*
Pendant ce temps notre Lider Minimo continue à revendiquer le statut de Triple Andouille alors que c'est au mieux une Triple Buse. L'argent est l'organe de la peur.

432

Parfois Dabek tombe doucement amoureux d'une serveuse quand elle n'est plus très jeune et est un peu belle avec les bras nus. La fois d'après (il lui dira des choses banales pour mettre des mots dans leurs rapports, n'osera quand même pas demander son prénom) elle a changé quelque chose, il mange vite sans rien dire et s'en va.

*
Merle sur le toit
Dit sur moi quelque chose
Que je ne savais pas

431

Ce sont ses pires ennemis. Il capturent sa jeune épouse. Le font savoir. Ne demandent rien. Ne lui font rien : ni ne la violent, ni ne la brutalisent. La nourrissent. Lui parlent. La libèrent un mois plus tard sans avoir même parlé de rançon.

*
Que t'ont-ils fait rien dit-elle ils ne lui ont rien fait. Lui, son humeur peu à peu s'assombrit. Elle, a déjà compris. Il se met à boire et à la battre, ils ne s'aiment plus que dans le noir de la nuit.

430

    - Quelle est votre principale qualité ? 
    - J'ai un talent formidable pour générer la plus grande indifférence, tente Dabek
    - Cela ne nous intéresse absolument pas
Et Dabek s'en retourne sans insister vers sa 356ème candidature, son 27ème entretien de pré-sélection, son 7ème atelier de techniques de recherche d'emploi, son 3ème stage de dynamisation interpersonnelle & estime de soi. Sans compter les femmes, qui toujours le croisent sans jamais le voir.

*
Tout s’est passé il n'y a pas bien longtemps, et c’est encore ce qui nous attend

429

Le cadavre est encore chaud. Le sang coule d'entre les omoplates lorsqu'il ôte le couteau. Fouille rapide. Sur l'agenda, à la date de la veille, cette phrase soulignée en rouge comme pour ne pas l'oublier : « Anne, coiffeur ». A ce stade, l'étourderie est une forme de suicide, se dit le médecin légiste. Et il signe l'avis de décès correspondant au diagnostic.

*
Elle propose à Dabek un « massage du dos à l'huile naturelle dans laquelle j'ai [elle a] mis quelques gouttes d'huile essentielle de menthe poivrée ». Discrètement il consulte son agenda, par précaution supplémentaire il déplace les couteaux de cuisine, puis il accepte.



Peindre le Pilat en rouge, le texte fondateur, ici
Peindre le Pilat en rouge, infos et échanges sur le mouvement,

428

En ce moment, logistique
Je prépare les colis
Chez Easydis
De temps en temps, bousculé
Un carton fait de la mu
Zique

 *
Bientôt Noël

427

D'un geste simple et spontané l'amie me glisse une pomme de terre rose et joyeuse que je n'avais pas mendiée. Je suis content d'avoir pour aujourd'hui réglé ce problème auquel je n'aurai plus à penser avant demain : améliorer l'ordinaire.

*
Les choses se font d’abord pour nous, puis avec nous, puis contre nous, puis sans nous.

426

Le soleil sort et enflamme les pics. L'eau du lac tout là bas se met à vibrer à travers les couches d'air glacial. Je dépose à mes côtés une hotte pleine de lentilles qui pèsent bien plus que d'honnêtes légumes. Je m'assieds le dos contre la montagne, le corps bien au chaud et la tête dans l'ombre froide. Cela me calme de regarder le ciel vide. Je pense au visage de mon père. Des larmes paisibles réchauffent mes joues gelées.


*
La bas
De l'autre côté du monde
Au bord de la nuit
Une noix tombe sur un matelas de feuilles mortes

425

*
Ce
Soleil
Blancs
Qui font claquer le vent d'automne
Et ce ne sont pas les branches ni les feuilles ni les couleurs
Qui bouge
C'est mon esprit

*
Le Bouddha de bois de l'autel semble approuver le moine qui brûle le Bouddha de bois de l'autel pour se réchauffer ; des larmes paisibles de sève bouillie rafraîchissent ses joues craquelées.

424

J'ai vécu en prison
Il faudrait enfermer les innocents pour qu'il y ait moins de monde en prison

J'ai vécu hors de mes gonds, loin de ma maison
Je m'endormais en serrant une pomme de pin dans mes mains

J'ai vécu la première trahison
Je me sentais comme un fleuve qui ne cesse de perdre ses eaux

J'ai vécu dans du coton
On ne sait pas comment l'on tombe

On ne sait pas comment l'on est remonté
Je vis aujourd'hui dans un carton

Autour du carton les appendices froids
La contagion vient des extrémités des gens
Au fond du carton on sent le carrelage dur sous son poids

Autour du carton le gouffre, le maelström
Se retrouver au fond du monde dans un tout petit endroit
Au fond du carton comme dans une cabane au fond des bois.

Au fond du carton plus besoin de chercher à recoller les morceaux

*
Au fond du carton
Le visage ravagé
Le poète sourit aux anges
Sans bien se rendre compte
Qu'au fond
Il est heureux

423

Il regarde la télévision toute la journée. Du matin au soir. Personne ne réussit à le tirer de là.
« Il peut arriver quelque chose », dit-il

*
A la nuit il sort, il rejoint dans la nuit la spirale des hommes qui s'éloignent d'eux même.
« Les choses ne tournent pas rond. C'est nous », dit-il

422

Il y a des caisses partout.
Il y a des personnes exclues dans les caisses.
A force de voir toutes ces caisses on ne fait plus attention à ces caisses.
On circule en évitant les caisses, sans vraiment les voir.

*
Enfermé dans une caisse.  Tu ne peux pas en sortir, et personne n'a envie d'y entrer. Tu as un numéro d'enregistrement correspondant à ton numéro de caisse. Du dehors on ne voit que la caisse. Depuis l'intérieur de la caisse on voit tout le dehors, on voit tout, on nous voit tous.

421

Les vagues argentées
Le lointain dans les violets
La mer dans le gris bleu

Les yeux fermés on voit la mer
Je m'évanouis dans la mer et le ciel et le bruit du vent
C'est une sensation d'éternité

Quelques bateaux
Les pêcheurs au loin
On les voit sur des petits rochers comme des cormorans
Comment font-elles, les voiles blanches, pour être toujours à l'horizon ?

La mer est bleue et verte et scintille au soleil
Le ciel d'un bleu laiteux
Un peu de vent

La mer monte
Le temps est la tristesse qui s'écoule
Tout le monde est heureux
Tout le monde vient de naître

Les enfants nous oublient
On entend leurs cris
L'océan redescend

A et B vont lentement l'un vers l'autre sans se rendre compte de ce qu'ils font
Dans la lumière aveuglante du soleil l'océan n'est plus qu'une ébauche
Prairie infinie de sable sans haie ni bordures et sans les vaches qui mâchent
Vibrations des ailes d'un cerf-volant dans le vent

Tu me donnes la main ?
On revient demain


(Poème plagiaire n° 320, variation sur « A la plage », émission radiophonique de Elise Andrieu)


*
J’avais beaucoup bu. Je continuais à boire debout. Je voulais rester debout. A un moment c’était devenu nécessaire je me suis appuyé contre le mur. Ainsi étayé je me suis dit que si seulement les autres parvenaient à m’oublier, à faire leur deuil, à m’oublier au point de ne se souvenir de moi qu’à partir d’un tout petit nombre de photographies (ou autres événements factices qui pareillement laissent des traces), alors il ne serait pas forcément nécessaire d’amener ma destruction jusqu’à son terme. Et je me suis lentement affaissé en glissant contre le mur.

420

On pourrait commencer par là, en emmenant avec soi des paysages entubés, traversant les reflets de brume basaltique des monts doux de la haute Bretagne, à la recherche de l'endroit pour poser le chevalet et faire jaillir la toile. Où serions nous ? Nous serions là où nous nous trouverions. Comment parvenir à une telle conjonction ?

*
Une sorte de nuage minéral, les lois de la gravité et de la répulsion ne s'appliquent pas, tout est un, la toile et le dit de la toile flottent eux même en l'espace ouvert et hermétique comme une de ces pensées qui vous trottent derrière la tête sans jamais s'y poser. L'odeur coloriée des grands arbres que retiennent leurs racines, l'empreinte des membranes de leurs feuilles dans le brouillard aux traits doux, la rumeur ancienne des étoiles, tout est un, rien n'est plus regard. L'alchimiste a déposé son pinceau, on le retrouvera plus tard mort et moisi par l'humide il avait enfoncé profond son visage dans la toile et au revers avait peint des deux mains la lueur mince que nous ne pouvons voir et qui sépare le jour de la nuit.

419

A la campagne ils ne croisaient plus personne. A la grande ville ils ne croisaient plus personne, ils traversaient tout droit les foules les plus denses sans même frôler une épaule. Et brusquement les voilà face à face, ils allaient se croiser c'est sûr, se cogner peut-être, ils ne l'attendaient plus, face à l'évidence de l'autre ils se sont arrêtés tous les deux et les voilà face à face. l'un et l'autre se demandent si ce n'est pas un miroir ou une vitrine, bougent un peu la tête pour voir, non, alors que faire, et que va faire l'autre ?

*
Finalement ils repartent comme un seul homme, d'où ils venaient.

418

L'oiseau en moi le roc en moi le feu en moi le rire en moi la cabane en moi le bolide en moi l'arbre en moi la mélodie en moi la joie en moi le voilier en moi les caresses en moi la clairière en moi

*
Il s'endort encore souvent
En serrant dans main
Une pomme de pin

417

Ça insiste. Qui ça peut bien être ? Un homme, une femme, ou un curé ? Ça serait bien, un curé. « Je vous écoute, mon fils », à l'autre bout du fil. Raconter, qu'on l'écoute pour une fois sans l'interrompre, qu'on le fasse payer à genoux à la fin et que la pénitence consiste encore à raconter une histoire ! Dabek s'y voit déjà. Et ça sonne encore, ça sonne toujours, ça continue d'insister, si bien qu'il ne peut plus s'agir d'un homme, ni d'ailleurs d'une femme connue de Dabek... Il décroche... Un temps, un brouhaha en fond, Il raccroche.

*
Peut être bien c'était son père pas du tout un curé, son vrai père dans un café, son père qui des années après l'aurait recherché, retrouvé, et se serait enfin décidé à l'appeler. A cause du brouhaha et du temps de silence entre eux, Dabek a cru que c'était un centre d'appel au Maroc et a raccroché avant d'avoir échangé une parole.

416

C'est le moment
L'infirmière se penche
Dernier sourire aux lèvres, elle débranche

*
Accompagnement

415

Chancelant sous une pluie incrédule, je regardais le temps cloué à sa pendule. Il y avait (la ville était ouverte) un peuple pressé de vieilles silhouettes et d'enfants égarés, à certains il manquait quelques dents, la raison, ou un pied. Je me suis assis sur la courbe des quais. J'ai mangé. Des pigeons m'observaient. La rivière était haute et brune, un chat aux pattes ouatées, comme sorti de la brume, est venu s'installer, sauvage et familier, sur un socle de pierre. Sur son seuil un vieillard aux gestes d'avant guerre me regardait penser. Le vent poussait, jusqu'à sa porte, les vieux journaux les feuilles mortes.

*
Doté d'un très grand burnous, il préfère la compagnie des humbles.




[Tout le monde n'a pas la chance de tomber à l'eau avec un h aspiré. Un texte publié sur la Revue des Ressources, ici]

414

Je dors au fond d’une barque sans rame, entre le ciel et le lac noirs.
Je rêve : je suis au bord du trou étroit, le front appuyé sur l'air comme s’il reposait contre une vitre. J’entends loin les paroles de quelqu’un qui fait pleurer. Je me vois allongé au fond de la barque qui glisse. La nuit est un couvercle noir. J’ai froid. Je dors.

*
La terre sera-t-elle un abri suffisant ?

413

Le linge blanc que l'on étend
Bleu, nous sommes deux
Froissé, nos hanches se sont frôlées
Prend la forme du vent, c'était comme en jouant

*
Le reflet d'un ciel blanc
Bleu, nous sommes deux
Froissés, nos corps se sont mêlés
Prend la forme du vent, c'était il y a longtemps

412

Chaque jour chaque jour
Je reste des heures sur cette place
En compagnie de cet Antoine
Qui est parti

*
Son visage ses gestes son odeur son éternel polo son sourire triste ses gros biceps l'air qu'il chantonne le sourd de sa voix ses lueurs de roux
Ne rentrent pas dans les mots

411

Le célibataire
S'offre des fleurs de fossé
C'est son anniversaire
Et : DEUX verres de rosé

*
Il sort ses poèmes d'une sacoche
Comme le marin sort sa pêche
Ça pue déjà. C'est mort presque
Manque l'océan, définitivement

410

Je sors de ma douche et je tombe sur cette fille dans ma chambre en train de fouiller dans mes affaires. Elle essaie de s'en aller, je l'empêche, on lutte, je finis par l'immobiliser. Se sentant coincée elle menace de crier au viol. Je prends brusquement conscience que je suis tout nu, que dans l'épisode mon escargot est bien malgré moi sorti de sa coquille, je prends brusquement conscience que c'est moi qui suis en mauvaise posture. Je me ceins avec une serviette, on discute, longuement, elle semble se calmer, elle semble comprendre qu'il ne s'est rien passé. Je finis par la laisser partir. Ensuite je quitte l'hôtel, un peu en vrac, je suis en retard, j'ai rendez vous avec Angela.

- C'est tout ? 
- Non, ce n'est pas tout : je suis socialiste.


*
A l’entrée on est bloqués par des camions, ensuite on s’engage, la pente est forte, on voit très mal, je mets les phares, ça s’accélère, il y a une tension particulière dans l’habitacle, sensation que ça se passe mal, et finalement le bitume se dérobe sous les roues et c’est la plongée dans le noir et le silence absolu, rien n’indique la chute sinon le bon sens, ça continue jusqu’à ce que je pense enfin à tirer le frein à mains.

409

Dabek voudrait changer le monde de telle sorte que d’autres que lui puissent changer le monde

*
J’essaie de créer l’illusion, mais vous avez tort.

408

Pour vérifier la solidité des voitures
On les envoie dans le mur.

*
Y aurait-il des solutions humaines aux problèmes humains ?

407

A hauteur d’homme tu as collé sur le mur une photo de ton visage. Le matin tu te rases devant ça, jusqu’à ressembler à ça. Aujourd’hui ne devrait pas être une journée bien pénible ; une fois de plus on ne va pas venir te demander d’aider à quoi que ce soit. Hier c’était déjà cela, presque rien n’avait changé depuis la veille.

*
Maintenant tu as fini de te raser, tu regardes, et ce regard te blesse, là, regarde, tu as une légère coupure, tu la sens maintenant ? Le photographe a enlevé cela au tirage mais toi tu sais, tu sens, tu vois il y a du sang, tu mets ton doigt sur ta joue tu tamponnes et comme ça tu signes ta photo, oui, oui cette fois c’est bien toi, la machine s’est remise en marche, c’était cela le presque rien.

406

Tu auras tué un gendarme
La veuve aura des larmes
L’état s’occupera d’elle
Chaque mois elle attendra le mandat
Vous ferez connaissance dans les fourrés d’un bal
Elle te nourrira
Tu t’installeras
Tu bénéficieras toi aussi du mandat
Un jour tu lui avoueras
Elle n’attendait que cela
Elle viendra te voir en prison
Chaque jour tu penseras à elle
Tu souffriras

*
L’érable te parle
Tu n’entends pas ?
Tu es tout entier le fusil que tu charges
Et tu y vas

405

*
J’ai soigné tout l’hiver mes plantes d’intérieur. C’est fini, maintenant. Voilà que refleurissent les rameaux et les fleurs. La vie renaît, dit-on. Ca pousse sur mon crâne, ça fait  le beau. Pâquerettes, primevères et violettes, insectes bourdonnants sortis de mon cuir, aussi. Le moi factice éclot malgré moi de mes interstices, colore les corolles, pollennise les pistils. Incontinence de sucs et de sève, d’extases. Ca va durer un semestre, un semestre où j’hiberne bien en deçà de la logorrhée de mon moi la haut, dehors, fécond, conforme, formidable. J’attends. Respiration imperceptible, température réduite, pulsations ralenties. Il reviendra. Rentrera. Vidé. Epuisé. Satisfait de ce qu’il a fait, il faudra que je lui explique. Ensuite je le rangerai à sa place. Il se laissera faire. Alors je sortirai dans la pluie de novembre qui bientôt sera neige.

*
La feuille a un moment
Vient son temps comme l’oiseau
De quitter son arbre
Comme lui elle reviendra
Et ce sera une autre

404

A-t-on le droit de se décourager, Edith ?
Bien sûr que non !

*
Est-ce qu'on est aveugle, ou est-ce qu'on est voyant ?
Bien sur que non !

403

Parfois un chemin s’impose à lui et il l’emprunte vers les prés, un bois, le grand pierrier. Parfois ce chemin disparaît en chemin. Alors ils restent là en plan tous les deux, c'est-à-dire lui tout seul pensant à son père spécialiste de ces chemins qui commençaient bien et n’allaient pas bien loin, son père roi factice d’un monde beau, petit et étroit qui ne menait pas loin. Lui, donc, et le chemin qui s’oublie.

*
Tout s’oublie en chemin

402

On frappe à sa porte. Il ouvre. C’est une jeune femme.
-          Bonjour, je peux entrer ?
-          Mais bien sûr. Je vous en prie !
-          C’est que… Je suis horizontale.
-          Je vois bien. On fera avec. Allez, entrez !
-          Vous avez une douche horizontale ?
-          Non. Une baignoire. Ca ira ?
-          Oui bien sûr, ça ira.
Et elle entre.

*
Pareil pour les libyens.

401

Ce soir le grand soir enfin avec cette fille au restau ses apprêts cosmétiques ses bijoux ses vêtements choisis avec goût elle parle de sa chef qui de sa chef que de sa chef tu le croiras jamais je m’éclipse aux toilettes puis du restau je sors dans la rue du grand soir je pense à sa chef qui sa chef que sa chef et je la plains.

*
« On rêvait d’un truc qui ressemble un peu à ça mais on ne savait pas que c’était de ça dont on rêvait : je suis descendue dans la rue le 25 janvier à 2 heures, la révolution était là »

400

Un brouillon, deux brouillons, trois brouillons.
Une danse, un prisonnier. Une danse, s’évader, un prisonnier. Un prisonnier, un prisonnier, dansent. Une présence, un partage, des rires, des regrets.
Une image, un paysage. Une image, un visage. Une image, tête baissée.
Un tour de clé, deux tours de clé, et un troisième qui vous fait prisonnier.
Un rêve, deux rêves, un monde qu’on a laissé.
Une nuit blanche, deux nuits blanches, trois nuits blanches.
Un brouillon, deux brouillons, trois brouillons.
Trois feuilles en boule sur le sol de béton.

*
Les mots sont des barreaux : un vieux cerisier fait des fleurs dans un terrain vague parsemé d’immondices ; deux personnes ne sauraient se passer d’un autre monde ; trois mains au moins seraient nécessaires à l’homme dans l’amour. Blanchir les pages pour noircir les mots. Noircir de mots pour créer de la marge.


(d'après "Voix intérieures", n°4. Poème de Ophélie S)

399

Je joue le beau rôle avec talent, et même avec brio. La conversation, incisive et légère, glisse avec grâce d’un sujet à l’autre. J’ai proposé et servi le café, autorisé l’envoi d’un SMS pour rassurer les chefs. J’ai remis le fichier, l’attaché-case est sur la table. J’explique que ce n’est pas une question d’argent mais de principe, pas même de principe mais de respect porté à ce qui, en l’homme, fait l’humanité. On se sépare comme avec regrets, ils repartent avec la valisette. La bulle éclate. A plat ventre dans mon lit je suis en rage. Trop tard, on ne remonte pas dans un rêve. S’en suivra une longue période dépressive dont je ne suis pas encore sorti, parce que je me refuse à aller en chercher les causes.

*
Honneur, honnêteté, virilité, moralité, vertu.
Ce qu’on brandit on l’a perdu.

398

Pas de rideaux aux fenêtres, pas de stores
La lumière pourtant ne rentre ni ne sort
Les vagues du temps contre les murs nus
Oui, c’est dans les prisons que l’on rêve le plus

*
Dans mes rêves, parfois, je me lève pour aller marcher dans l’autre monde de la nuit et oublier mes rêves, marcher toute la nuit pour fuir ce réveil où l’on se rend compte que l’on a oublié ses rêves

397

Nous savons tous les deux
Nous savons que nous savons
Nous ne disons rien
C'est-à-dire
Nous disons tous les mots qu’il faut pour ne pas dire que nous savons
Il suffirait pourtant que l’un de nous deux dise
« Nous savons tous les deux »
Pour que la fin imminente ne vienne pas trop tôt

*
Nous construirons nous habiterons
Une cabane sèche
Dans la nuit humide
Les murs sont des pétales qui se referment
Il fera bon vivre là tout petits

396

Dans la vie, il y a de l’étrangeté
(Avoir un japonais comme voisin du dessus)
Dans la famille, il y a de l’étrangeté
(Dans l’Illinois, une ville s’appelle Normal
J’y suis né des suites d’une partie de ping pong qui a mal tourné)

*
On ne sait jamais
Que c’est la dernière fois

395

Résistance du juste. Résistance cachée, sans espoir.
Face à l'inconnu de la place Tian’anmen, un soldat bien moins célèbre, rendu infiniment vulnérable par la carapace du char et de l'uniforme qu'il porte, résiste aux ordres qui lui sont donnés.
Qu’est-il devenu ?


*
Il faut parfois être marteau pour briser la glace



394

Mon père est mort
Plus je lui parle plus il a froid
Il est dans un hôtel gigantesque
Chambres étroites et corridors froids
Le gravier sur sa tête crisse sous nos pas.

*
Une beauté passe dans les allées
Elle porte un bouquet de fleurs sauvages arrachées au talus
Dont elle secoue la motte
Un chapeau
Et un sac.

*
Le disparu est à sa place
Son histoire s’en va
On ne peut pas bercer une fleur
Qui est passée ailleurs.

393

Toujours il rampe sur le sol, respirant l’herbe et les racines, cherchant à éviter l’ombre abrasive des nuages, réinventant une posture reptile pour franchir un gué ou bien se couvrant de branches épineuses pour se protéger d’oiseaux attirés par la vermine qui pullule dans son dos. Jamais Dabek ne se souvient des journées qui suivent, si bien qu’il n’est pas certain qu’elles existent, que le rêve soit interrompu, que ce soit un rêve. Il ne se souvient que de la reptation et des difficultés nouvelles qu’elle lui pose.

*
Depuis que j’ai opté pour l’immobilité les gens qui vont de l’avant pensent que j’ai changé.



[Un texte sur la photographie publié ici]
[Toutes les photos ]